Par Gréory Quin

 
« Fief de la virilité », « Conservatoire de la masculinité », promoteur d’une « hégémonie masculine », le sport contemporain s’est construit historiquement sur une exclusion des femmes, en tout cas sur un cantonnement de ces dernières, dès le XIXe siècle, dans des activités « hygiéniques » d’entretien à l’intensité strictement contrôlée et modérée.

Deux conséquences pour le champ sportif au XXIe siècle :

D’une part, toutes les enquêtes sur les pratiques sportives menées à travers les différents pays occidentaux (Suisse, France, Allemagne, Angleterre, etc.) depuis près d’un demi-siècle, montrent que les femmes sont sur-représentées dans les activités physiques « d’entretien » et qu’elles continuent – bien plus que les hommes – à privilégier des motivations hygiéniques pour justifier leur engagement dans une activité, là où les hommes parlent plus volontiers d’une recherche de compétition.

D’autre part, alors que l’exclusion des femmes des pratiques sportives de compétition n’a pas pu durer, et que le XXe siècle a vu les institutions sportives accepter la participation féminine dans (presque) toutes les épreuves des Jeux Olympiques, des Championnats du monde, etc., ces mêmes institutions (CIO, Fédérations internationales, etc.) ont aussi développé des outils pour contrôler la participation féminine et maintenir une séparation des sexes toujours plus évidente dans la pratique.

Depuis quelques années, une nouvelle page s’est ouverte, puisqu’au-delà des contrôles de sexe – destinés, rappelons-le à éviter la participation masculine dans les épreuves féminines –, les sportives doivent désormais répondre à des critères de féminité, notamment en ce qui concerne les taux hormonaux, créant des situations ubuesques, telle que celle autour de l’athlète indienne Dutee Chand.

Pour y voir plus clair, nous avons une nouvelle fois sollicité Anaïs Bohuon, spécialiste de l’analyse de ces questions à travers l’histoire.

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Grégory Quin : Anaïs Bohuon, une nouvelle fois, la féminité des sportives s’est invitée dans l’actualité ces dernières semaines, le cas de la sprinteuse indienne Dutee Chand est-il différent du cas Caster Semenya?

Anaïs Bohuon : Oui les deux cas sont différents, car je pense que Dutee Chand risque bien de bouleverser et de marquer l’histoire du sport, en contestant publiquement le règlement de la Fédération Internationale d’Athlétisme (IAAF) sur l’hyperandrogénisme féminin et en saisissant le Tribunal Arbitral du Sport (TAS). En effet, Dutee Chand, une sprinteuse indienne âgée de 18 ans, n’a pas été autorisée à participer aux Jeux du Commonwealth cet été à Glasgow, en raison de son hyperandrogénie, c’est-à-dire une production excessive d’hormones androgènes (en particulier la testostérone).

Cependant, l’athlète explique refuser de se soumettre au règlement, ne comprenant pas pourquoi elle devrait subir une hormonothérapie ou plus encore des opérations, alors qu’elle n’a pas triché, et que ces avantages « estimés » sont le fait d’une production naturelle de son corps.

 

GQ : Pourquoi les fédérations sportives ont-elles peur de la féminité de leurs sportives?

AB : Définie par les institutions sportives internationales comme un critère régissant l’organisation des compétitions, la différence sexuée constitue un mode de classification des athlètes, qui impose l’organisation d’épreuves sportives séparées en fonction de « leurs sexes ». Qu’il s’agisse des compétitions d’élite ou des pratiques physiques amatrices, le sport est un domaine où la non-mixité est la norme. Femmes et hommes concourent dans des catégories distinctes : chacune avec ses règles, ses codes, ses chronomètres, ses barèmes. De plus, cette catégorisation sexuée est fondée sur l’idée selon laquelle les hommes seraient « naturellement » plus forts, la présence d’athlètes masculins au sein des compétitions sportives féminines introduirait ainsi un biais inacceptable au sein des épreuves sportives. Ainsi, le fait que les sportives « respectent » les critères normatifs d’une féminité imposée rassure les fédérations sportives. En outre, ces constats renvoient également à des enjeux économiques, liés à la médiatisation, au sponsoring, au marketing, qui font qu’une sportive présentant les critères normatifs de la féminité sera considérée comme plus « bankable » !

Enfin, pour analyser et mieux comprendre ce spectre de la virilisation qui angoisse tant les instances dirigeantes sportives, je pense qu’il est fondamental de faire un retour à l’histoire et de prendre connaissance de la difficile accession des femmes aux activités physiques et sportives. En effet, il faut savoir que l’histoire médicale de la pratique physique féminine révèle un schéma de prescriptions contradictoires : soyez des femmes fortes, de futures reproductrices en exerçant une activité physique mais surtout ne vous virilisez pas ! L’activité physique et sportive des femmes ne doit surtout pas venir perturber l’ordre des sexes, par des gestes, comportements ou performances qui pourraient être assimilés à des signes de virilisation.

 

GQ : Il semblerait que l’athlétisme soit souvent en première ligne pour ces questions de féminité, à votre avis pourquoi est-ce plutôt un problème dans l’athlétisme? 

AB : Ce n’est pas plutôt un problème dans l’athlétisme, c’est surtout lié à l’histoire car les premiers soupçons et polémiques sur « le sexe des sportives » ont eu lieu au sein des compétitions d’athlétisme, et cela se poursuit autour des cas Santhi Soundarajan, Caster Semenya et maintenant Dutee Chand. Du reste, j’ajouterai pour la bonne compréhension du sujet, qu’il est fondamental de noter que c’est la Fédération Internationale d’Athlétisme, avant même le CIO, qui a créé et mis en place les premiers tests de féminité, en 1966 pour les championnats d’Europe d’athlétisme de Budapest.

 

GQ : Dutee Chand aurait été diagnostiquée comme « hyper-androgène », selon diverses sources médiatiques et institutionnelles, mais alors les tests de féminité n’ont pas été abolis ?

AB : Non, en effet, car cette abolition est pour moi « symbolique », en réalité les tests ne sont, depuis les Jeux olympiques de Sydney, juste plus obligatoires, systématiques et imposés à toutes les concurrentes. Cependant, cette suppression est annoncée comme non définitive et est présentée comme une expérience sous réserve de modification. N’ayant trouvé d’autres solutions médicales, le CIO annonce qu’un personnel médical sera autorisé à intervenir en cas de doutes sur l’identité sexuée de certaines athlètes, doutes qui ne peuvent dès lors se baser que sur une appréciation esthétique du corps de l’athlète, lesquels renvoient aux normes de genre dominantes dans nos sociétés occidentales.

Et aujourd’hui, selon les instances dirigeantes sportives, il convient de détecter le sexe « hormonal » qui commande la masse musculaire, car, selon le CIO : « En règle générale, les performances des athlètes hommes et femmes ne sont pas les mêmes, ce qui s’explique par une production plus importante d’hormones androgènes chez les hommes que chez les femmes. L’influence de ces hormones est donc plus forte chez les hommes. Les hormones androgènes améliorent les performances, notamment en termes de force, de puissance et de rapidité, ce qui peut conférer un avantage lors d’une compétition sportive ».

Ainsi, depuis 2012, la commission exécutive du Comité international olympique (CIO) a défini les conditions d’admissibilité des athlètes féminines présentant une hyperandrogénie (production jugée excessive d’hormones androgènes, en particulier la testostérone). Ce nouveau règlement a, en  premier lieu, été mis en place par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) en mai 2011 et appliqué lors des championnats du monde d’athlétisme d’Athènes en septembre 2011.

 

GQ : Que révèle cette nouvelle affaire de l’évolution du monde du sport?

AB : En saisissant le TAS, Dutee Chand peut révéler de nombreux dysfonctionnements juridiques dans le monde sportif. Les dernières réglementations émises par les autorités sportives semblent en effet imposer des gonadectomies et une hormonothérapie aux athlètes disqualifiées en tant que « vraies femmes ».

La question quant au respect des certains principes juridiques, et plus particulièrement des droits fondamentaux, par le CIO mérite d’être soulevée. En effet, que penser de la garantie du principe d’inviolabilité du corps humain quand le choix laissé aux athlètes réside entre l’abandon de leur carrière ou la soumission à des procédures médicales lourdes, et ce sans que la nécessité médicale ne soit attestée ?

Dans le même sens, ne peut-on pas envisager cette injonction à la normalisation comme un traitement inhumain ou dégradant, voire comme de la torture, ce qui est pourtant prohibé par le droit européen comme par le droit international ?

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